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Ordo Regis
8 juillet 2005

Pierre BOUTANG : un philosophe parmi les justes

Le Dossier H paru il y a trois ans sous la direction d'Antoine Assaf a rappelé l'importance de Boutang dans la philosophie du XXe siècle, mais il est bien malheureux de constater l'ostracisme dont ce dernier continue d'être victime, venant notamment de ses collègues. Beaucoup tournent en rond par exemple à propos du Parménide, sans se reporter, ou sans le dire, aux pages étincelantes et exigeantes de l'Ontologie du secret. On pourrait multiplier les points difficiles de l'ontologie, de la scolastique ou du langage, sur lesquels Boutang apporte des éclairages saisissants, ose des parallèles inexplorés, etc.

Mais aujourd'hui, je voudrais surtout rappeler la relation de Boutang avec la foi catholique et la théologie. Bien sûr, pour la petite histoire, on peut rappeler qu'à la Sorbonne, où la métaphysique était déjà assaillie par la vague des épistémologues, il ne commençait jamais un séminaire sans dire à peu près : "je crois dans tout ce que l'Eglise enseigne". Cela ne l'a pas empêché dans sa vie de connaître des "vacances" vis-à-vis de la pratique religieuse, encore que ces choses soient difficiles à certifier et à explorer, et que  notre vieux maître assurait n'avoir jamais manqué sa prière du soir. L'on sait aussi qu'il faisait oraison, à sa manière, en se levant vers quatre heures du matin, pour recopier des pages de l'Evangile ou des Psaumes. Evidemment, les coquins et les pharisiens ne verront pas là l'ombre d'un philosophe, mais redouteront la lumière d'un Juste à travers les gestes d'une piété dont d'autres se mêlent de témoigner pour lui, qui n'en parlait que pas. 

Gérard Leclerc nous a témoigné de l'estime et de l'amitié de Boutang vis-à-vis du Cardinal Daniélou, et d'un projet de rencontre entre Boutang et Jean-Paul II, dont certaines intuitions ont été reconnues proches des siennes. Boutang fut aussi l'ami de Gustave Thibon, dont le tracé spirituel et les démarches de pensée sont si différents des siens. Parmi ses rencontres importantes sur le plan théologique, il y a aussi celle de Steiner. A la fin de sa vie, il fut très heureux de sa rencontre avec Fabrice Hadjadj, jeune théologien et écrivain prometteur (auteur d'une remarquable pièce de théâtre, A quoi sert de gagner le monde).

Autrement, comment la philosophie, l'effort de Boutang ont-ils un lien avec le catholicisme ? On retrouve bien sûr ici la question de la rencontre entre la foi et la raison, centrale dans la philosophie et la théologie occidentale depuis Saint Augustin et Saint Thomas d’Aquin, et dans le même champ de réflexion, le lien entre l’être et Dieu. Dans les années soixante, soixante-dix et quatre-vingt, Boutang offre une voix originale à l’intérieur d’un débat où s’expriment alors Etienne Gilson, Henri de Lubac et, depuis d’autres lieux, Sartre et les différents heideggeriens. L'un des textes les plus récents, la préface de La Source Sacrée (publiée en 2003 aux Editions du Rocher) revient sur le baptême à l'appui de la théologie sacramentelle de Saint-Thomas d'Aquin, et il est intéressant de voir comment cette pensée du baptême paraît correspondre à la démarche même du critique littéraire et philosophique, qui semble baptiser à sa façon, par un regard d'amour, les penseurs les plus rebelles à la foi, en examinant comment Dieu paraît absent dans leur oeuvre ou de leur souci. Paraît absent, cela signifie que l'absence est encore un paraître, une ombre, une figure, une forme qui aurait pu recevoir son être, et qui peut l'avoir aperçu dans le creux de la négation. La lecture la plus étourdissante à cet égard (elle n'a rien à voir avec une surinterprétation ni avec une récupération) est celle qu'il consacre à Rimbaud dans Apocalypse du désir. De proches amis ne me font pas oublier ce que Boutang peut présenter comme convergences et dispositions vis-à-vis de la théologie orientale, à propos, notamment, du péché d'origine : cette reformulation, qui tend à nuancer le drame personnel qui se joue dans le péché originel, est esquissée dans le petit ouvrage sur Le Temps (1993). Il n'est pas certain, cependant, que Boutang ait cherché à adopter pleinement l'acception "orientale" du péché d'origine. Le plus intéressant et inexploré se trouve sans doute dans le Boutang lecteur des Pères Grecs et Latins, en particulier, celle d'Augustin et de Grégoire de Nysse (qu’il a lu notamment à travers les travaux de Mariet Canevet). Les traités de Saint-Augustin constituent le fil rouge de la lecture boutangienne de William Blake et de Karin Pozzi. Il n'y a pas véritablement de pensée ecclésiologique ni liturgique chez Boutang (on me corrigera si je me trompe) ; son souci est principalement philosophique, tient à une proximité exceptionnelle avec le mystère, le secret, le pouvoir du langage, avec la question de l'être, l'hypostase divine, la présence de la transcendance au cœur de la Création et dans la poésie... De ce côté-là, nous ne voyons pas de penseur plus nécessaire et enrichissant que Boutang dans cette seconde moitié du XXe siècle. Et cela, dans une langue magnifiquement personnelle, riche de toute la tradition platonicienne (Marsile Ficin notamment). Il faudrait aussi remonter ici à sa rencontre intellectuelle avec Gabriel Marcel pour voir comment il répond aux thèses de Heidegger sur le problème de l’Etre.

La théologie, chez Boutang, est une exploration, un voyage, non une technique ou une sorte de science comme ce que Maritain a voulu tirer de Saint Thomas d'Aquin. Ce n'est pas, bien sûr, que la théologie de Boutang néglige les éléments techniques de la pensée de Dieu, ni que la progression de sa pensée ne rende nécessairement plus présents et ramassés ces éléments, mais son langage est trempé avant tout dans la dimension spirituelle proprement dite, qui recourt aussi bien aux analogies, à la poésie, à l'ellipse et à l'implicite, ce à quoi se refuse une conception rationnalisatrice du theos logos. Cela explique pourquoi des philosophes estiment parfois cette pensée trop théologique, et des théologiens, trop philosophique ou littéraire. La langue théologique de Boutang apparaît en tout cas illustrer une possibilité aussi distincte que celle de Maritain. Elle retrouve des élans mystiques que l'on connaît chez un Grégoire de Nazianze, un Saint Augustin, une capacité d'étonnement devant la force de l'Etre et du mystère divin qui le distinguent de la plupart des théologiens contemporains, et de ces universitaires qui ont pour ainsi dire peur de laisser entendre qu'ils aiment Dieu, ou qui simplement ne croient pas en Lui.

Dans cette rapide visite dans la pensée de Boutang, il faut bien entendu faire une place au politique. Je ne ferai que renvoyer à la lecture de Reprendre le pouvoir (1977), traité dans lequel il développe l’idée de la modification chrétienne du pouvoir. Celle-ci a le mérite d’offrir une articulation entre la politique et la foi chrétienne sans tomber dans le théocratisme, et qui échappe tout aussi bien à la dévalorisation moderne de la foi, appelée à tort « sécularisation ». Cette modification chrétienne du pouvoir fournit une clef à l’histoire de la monarchie française, mais elle est suffisamment indépendante de ses déterminations historiques pour offrir un continuum. « Il n’y a pas d’idée chrétienne du pouvoir, précise-t-il, mais une modification de tout pouvoir par le Christ » ; l’objet propre de la Révélation « est le pouvoir de Dieu, apparu sous sa forme parfaite dans l’Homme-Dieu, pouvoir de grâce, non de loi. » La conséquence de la démocratie libérale actuelle, c’est qu’elle indétermine l’autorité, surdétermine et fausse le consentement, et dégrade en autotélisme le dialogue naturel du pouvoir entre ses différentes parties. Yves Floucat, très bon spécialiste de Maritain, a bien noté la concordance de résultat entre la pensée politique de Boutang et celle de Maritain, tous deux s’appuyant sur les Ecritures, la théologie et la philosophie. Leur démarche, certaines de leurs intuitions diffèrent, mais tous deux, au XXe siècle, sont des penseurs chrétiens de la monarchie, qui rappellent que la sphère politique entretient un lien déterminant avec la question du salut. Ils le sont, encore une fois, sans ressasser des formules anciennes, qui ont fait leur temps, et d’autre part, ils avancent de manière spéculative, non dogmatique (une telle tâche ne leur revient pas). Cela est particulièrement frappant concernant la proposition de Boutang sur le régime mixte, où il tire du Philèbe de Platon une déduction extraordinairement forte sur la liberté et l’autorité, le consentement dans le pouvoir légitime. François Huguenin a rappelé cette théorie dans le Dossier H consacré à Boutang, mais aussi dans son A l’école de l’Action française, Lattès, 1999. Mais il force l’opposition entre Boutang et Maurras sur cette question. Sur la légitimité (Reprendre le pouvoir), Boutang nous semble compléter l’empirisme de Maurras (telle se définit sa propre réflexion sur la légitimité dans l’Enquête sur la monarchie) : nulle part il ne la renie ni ne la critique, non par fidélité ni amitié, mais parce le ciel des substances pourrait facilement préserver des incendies de la terre. On observe avec une certaine nostalgie l’audace d’une pensée qui ose s’affirmer dans le contexte des années 70, où toutes les théories politiques étaient osées, des anarchistes aux maoïstes, des libertaires aux conservateurs. Mais il est permis de penser qu’une œuvre comme Reprendre le pouvoir présente une vocation plus durable, parce que cette réflexion s’inscrit dans un débat fondamental, dont les exemples américains et islamistes marquent aujourd’hui la vigueur et la tragédie.

L’article de Jean-François Colosimo dans Le Figaro (« Le manque de France ») a rappelé utilement que « la France ne [relevait] pas que du ciel des substances » et a apporté une analyse qui reprend largement la pensée de notre maître. La France n’est pas née en 1789, elle ne s’achève pas non plus en 1793. Mais ce qui importe, par rapport à la citation qui précède, c’est qu’en effet Boutang ne s’est pas complu dans une idéalisation vaguement platonicienne de la France ; sa contemplation et sa pensée ne l’ont pas détourné de l’action (ses prises de position, son commentaire de l’actualité pendant une quinzaine d’années, etc.).

Toute une part de la théologie de Boutang est irrémédiablement perdue, sauf témoignages sonores en cours de conservation par l'Association Pierre Boutang : il s'agit de ses cours en Sorbonne, joliment évoqués par Francis Moury (dans la défunte revue Dialectique) et Antoine Assaf (au cours de conférences données à Paris). Dieu sait pourtant que la théologie ne se perd pas, que ce qui est dit est dit une fois pour toutes, et que les anges l'attestent. Malgré cela, malgré l'efficace d'une parole lancée vers Dieu, il est certain que nous n'entendrons plus cette voix reprendre des questions scolastiques à l'endroit où les Médiévaux les avaient laissées, là où les modernes avaient cru bon de les enterrer pour se perdre dans la philosophie de la connaissance, par exemple. Avons-nous perdu, interroge-t-il, « le désir, la supplication de la pensée qui sauve, celle des profondeurs ? » Ce qu'entendaient ses étudiants de Sorbonne, ce n'était pas de l'expertise érudite, de la science historique, ce dont sont admirablement capables aujourd’hui Alain de Libéra et ses disciples. C'était de la philosophie ou théologie en acte, capable de lancer des hypothèses, de retourner des problématiques, d'associer des idées crues rebelles les unes aux autres, tout en s'appuyant sur le vocabulaire en usage au XIIIe ou au XIIe siècle. Le chantier qui va d'Aristote à Saint Thomas d'Aquin était rouvert, véritablement. A hue et à dia, avec une totale liberté vis-à-vis des formes universitaires, et avec des drôleries surprenantes. Ceux qui ne l'ont pas connu, ou qui ne le connaissent pas par ses oeuvres seront surpris de savoir que Boutang en Sorbonne était un philosophe au sens le plus socratique du terme, non un professeur de philosophie.

Sa "solitude altière" (Steiner) était aussi celle du théologien, dans une époque qui avait perdu le goût de Dieu, mais elle se heurtait surtout à la rareté des esprits capables de dialoguer avec lui. Dans un sens, les disciples étaient certainement ce dont il avait le moins besoin, quoique cela lui plût par ailleurs. Les plus grands maîtres n'ont jamais dialogué pleinement qu'à travers les oeuvres de leurs plus éminents prédécesseurs. On n'était plus au temps de l'Académie, et Boutang manquait de contemporains. En théologie, Boutang a des continuateurs : Jean-François Colosimo, Mariet Canevet, Gérard Leclerc, mais il y a aussi ses lecteurs secrets, non déclarés, qui le traitent comme on use avec les meilleurs esprits, sans inféodation ni défiance, à la rencontre de la pure sagesse.

De Pierre Boutang (1916-1998), lire : l'Ontologie du secret (PUF, 1989) ; Apocalypse du désir (Grasset, 1979) ; La Source sacrée (Ed. du Rocher, 2003). Sur P. Boutang : Dossier H (2002, Ed. L'Age d'Homme).

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Commentaires
F
Addendum : le titre exact de mon article étant "PIERRE BOUTANG, EX-CATHEDRA".<br /> <br /> Bien à vous derechef<br /> <br /> FM
F
Je vous remercie de mentionner mon évocation des cours d'agrégation de Pierre Boutang à la Sorbonne. Cette évocation (qui comprenait aussi celle des séminaires de doctorat) a été revue, augmentée et rééditée ici :<br /> <br /> <br /> <br /> http://www.juanasensio.com/archive/2007/02/06/pierre-boutang-francis-moury-infrequentables.html<br /> <br /> <br /> <br /> Vous pouvez aussi y accéder en cliquant sur "Boutang" dans la colonne de droite de Stalker, clic qui vous renverra sur la liste des articles consacrés à Boutang, inclus le mien.<br /> <br /> <br /> <br /> Bien cordialement<br /> <br /> FM
Ordo Regis
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