Georges BERNANOS : une biographie épistolaire
BERNANOS ENTRE LA VIE ET LA MORT
— "A nous deux, maintenant !"
Georges Bernanos, vous avez prononcé cette phrase sur votre lit d'agonie, à l'hôpital américain de Neuilly, le 5 juillet 1948. Alliez-vous mourir pour un autre ou à la place d'un autre, comme Sœur Constance le dit dans vos Dialogues des Carmélites, à propos de la Mère Supérieure ? Pendant les soixante ans de votre passage terrestre, vous aviez pourtant déjà tout donné. C'est à peine si nous pourrons, maintenant, recueillir de votre vie quelques bribes.
Vous êtes donc mort comme un enfant. Vous avez achevé votre voyage comme il avait commencé, et comme vous l'aviez vécu, c'est-à-dire en plongeant votre regard dans le mystère de la mort. Dans le défi, sans délai. Avec une parole de chevalier. Vous avez passé votre vie à dénoncer la mort spirituelle et la mort charnelle, et c'est comme si vous aviez attendu pendant ce temps de voir votre propre mort, d'une autre trempe, pour y apercevoir Dieu.
Et pourtant, cette vie, vous l'avez aimée plus que vous n'avez osé le dire. Vous êtes né à Paris le 20 février, mais votre enfance fut surtout marquée par ce petit hameau du pays d'Artois, Fressin, où vous apprenez à la fois la vie campagnarde et trouvez dans les amis de vos parents de nombreux prêtres. Plus encore que votre père, c'est votre mère qui vous apporte l'image d'une âme sacerdotale, et c'est ce qui se vérifie lorsque vous avez évoqué votre formation:
"Si je voulais résumer en quelques mots, pour des amis, l'essentiel de ce que fut ma formation religieuse et morale, je dirais que j'ai été élevé dans le respect, l'amour, mais aussi la plus libre compréhension possible, non seulement du passé de mon pays, mais de ma religion. Dans ma famille catholique et royaliste, j'ai toujours entendu parler très librement et souvent très sévèrement des royalistes et des catholiques. Je crois toujours qu'on ne saurait réellement servir — au sens traditionnel de ce mot magnifique— qu'en gardant vis-à-vis de ce qu'on sert une indépendance de jugement absolue. C'est la règle des fidélités sans conformisme, c'est-à-dire des réalités vivantes."
Il vous aura cependant fallu apprendre à servir et à respecter l'autorité. Votre père, tapissier, vous a d'abord changé plusieurs fois d'établissement scolaire, à cause de votre tempérament indomptable. On vous place notamment dans un collège jésuite de la rue de Vaugirard, à Paris; vous y découvrez un "système scolaire fait pour cultiver la mauvaise conscience." Walter Scott, Balzac, Barbey d'Aurévilly, vos premières passions littéraires, ne pouvaient rien proposer pour vous apaiser. On peut dire que dès dix-sept ans, vous aviez réglé le choix de votre existence. Ou plutôt, vous avez eu cette liberté parce qu'on vous l'avait donnée, comme une grâce et comme une épreuve. Vous avez eu dix-sept ans; la suite a montré que vous ne les avez jamais quittés. Au surplus, contempteur des Vieux, principalement des adultes déjà Vieux, vous n'avez été profondément élevé et modifié que par des enfants : Thérèse de Lisieux, Bernadette, les bergers de la Salette, Jeanne d'Arc, Saint-François d'Assise.
A dix-sept ans donc, vous écrivez : "Ce que je veux dire, en me disant revenu aux idées de ma première communion, c'est que je reconnais plus que jamais que la vie, même avec la gloire (...) est une chose vide et sans saveur quand on n'y mêle pas toujours, absolument, Dieu". Vous mêlez Dieu à votre vie et à celle des autres. Vous ne pensez pas tout de suite écrire des romans, même si l'écriture vous tente. Vous voici d'abord licencié en lettres et en droit. Mais plutôt qu'une carrière toute tracée, il vous faut avant tout mêler intimement Dieu à la vie, rapprocher autant que possible ce royaume temporel de celui de Dieu. Et il faut ici, pour qu'une conscience moderne vous comprenne, pour qu'elle saisisse tout l'élan de votre charité, il faut qu'elle sache que la royauté politique pour laquelle vous vous battez dès 1906 est bien pour vous l'image de la divine, l'accord de la patrie naturelle avec la surnaturelle, requérant la prière, c'est-à-dire le combat. "Si grands que soient les sacrifices faits à notre patrie, ce n'est pas en eux que nous mettons notre confiance, c'est toujours la France qui nous sauve, elle est le gage de notre salut temporel, c'est d'elle que nous attendons notre rédemption temporelle". En 1906, donc, vous voici dans les rangs de l'Action Française, parmi les Camelots du Roi, et vous comptez parmi les membres du Cercle Proudhon, qui réfléchit notamment sur la condition ouvrière. Dom Besse vous a initié à la philosophie politique de Maurras, comme le Père Clarissac le fit pour Maritain. La convergence politique du thomisme avec ce royalisme associe d'ailleurs de nombreux catholiques dans ce combat temporel. Vous voulez le Christ, vous voulez le roi, et le second en raison du premier, et vous parlez d’honneur comme on ne l’a peut-être plus fait depuis le Moyen Âge. Sans tarder, vous n'hésitez pas à vous battre dans la rue. Vous vous disiez le descendant d'un flibustier espagnol ayant conquis Saint-Domingue. Vous et vos amis, il vous faut la Sorbonne à tout prix. On vous incarcère à la prison de la Santé en 1909, à la suite des royales bousculades développées contre le Professeur Thalamas, un positiviste endurci contre la charité de Jeanne d'Arc. De 1913 à 1914, vous dirigez L'Avant-garde de Normandie, journal d'Action Française où votre prose d'essayiste politique se forme et fait mouche, notamment contre les platitudes politiques du philosophe Alain. Lorsque éclate la guerre, vous voici au 6ème dragons, où mon grand-père a conservé de vous le souvenir d'un militant royaliste parfois encombrant. En 1917, il fallait nécessairement qu'un patriote aussi combatif que vous épouse Jeanne Talbert d'Arc, descendante en droite ligne d'un frère de Jeanne d'Arc. Votre mariage, béni par Dom Besse, se tient donc sous les auspices de vos deux autres attaches, spirituelle et temporelle, le Christ et la France. Cette guerre, vous ne l'avez pas faite inférieurement aux autres. Vous avez été blessé à plusieurs reprises. Vous avez subi les mêmes privations, les mêmes souffrances que vos camarades. Vous avez vu la misère des tranchées. Vous n'aviez déjà rien d'un intellectuel confiné :
"J'ai fait la guerre de 1914, engagé volontaire, comme simple caporal, c'est-à-dire dans une familiarité et une fraternité quotidienne avec mes camarades ouvriers et paysans. Ils ont achevé de me dégoûter pour toujours de l'esprit bourgeois. Ce n'est pas la misère ou l'ignorance du peuple qui m'attire, c'est sa noblesse. L'élite ouvrière française est la seule aristocratie qui nous reste, la seule que la bourgeoisie du XIXème et du XXème siècles n'ait pas encore réussi à avilir."
Après la guerre, pour subvenir à vos besoins, vous entrez dans la compagnie d'assurances appelée la Nationale. Mais vous voici l'un des membres de la génération sacrifiée. Vous vous êtes battu pour la France, mais c'est l'esprit de l'arrière qui en profite et qui en jouit, comme pour préparer la prochaine culbute de nos armées. Vous êtes, Bernanos, dans la même misère que celle de Drieu La Rochelle et d'Aragon, blessé en bas de la France. L'A.F. ne vous convient plus vraiment ; elle a choisi de faire élire des députés royalistes, ce que vous ressentez comme une concession à la démocratie. Jusqu'à présent, on devine à peine chez vous un écrivain. En 1922, on publie à la Revue Hebdomadaire votre nouvelle intitulée "Madame Dargent". Robert Vallery-Radot, rencontré depuis peu, suit méticuleusement l'écriture de votre premier roman, Sous le soleil de Satan. Le 7 avril 1926, Léon Daudet salue ce livre comme l'une des plus belles réussites romanesques. Cet article, publié dans l'Action Française, venant d'un immense critique, découvreur de Proust, bientôt de Céline, vous fait connaître au public des lecteurs. Votre premier grand roman est votre premier roman, un coup de maître. Vous avez trente-huit ans. Très vite, vous quittez la société d'assurances pour vivre de votre plume. Vous quittez Paris pour vivre dans le Sud-Ouest, puis à Amiens. Il va vous falloir bien des sacrifices pour subvenir à vos besoins, pour élever vos enfants — le sixième naît en 1933. Que de difficultés matérielles à affronter. Et que d'opiniâtreté dans votre effort d'écrivain. Vous allez tout écrire, L'Imposture, la Joie, jusqu'aux Dialogues des Carmélites de 1948, en une douzaine d'années. Qu'aviez-vous fait auparavant ? Et comment avez-vous appris ce style si précis, cette syntaxe si souple et si pleine dans son mouvement ? Vos lectures ont-elles suffi pour que vous deveniez l'un des plus grands écrivains de votre temps ? Il est difficile d’écrire de la prose après vous. Jouhandeau, Montherlant, Giraudoux, Gide, n’arrivent pas à votre cheville. Il y a en vous quelque chose qui souffle et qui en même temps ne se laisse jamais dépasser, et qui avance dans les profondeurs humaines, comme un grand dialogue dostoïevskien.
Mais la politique ne vous quitte pas, parce que vous y voyez un instrument de la charité, y compris à travers les assauts contradictoires de votre colère, y compris lorsque vous saccagez la médiocrité et conspuez la lâcheté. Vous vous êtes éloigné de l'Action Française, mais ce mouvement politique, qui draine un important courant catholique, se voit frappé en 1926 de la condamnation de l'Eglise. Et vous prévenez l'un de vos amis : "Je ne suis pas prêt, pour ma part, à emprunter le petit harmonium de Maritain pour aller renier en musique, à la Bastille ou ailleurs, notre passé ou nos morts". Car vous avez de nombreux amis à l'Action Française, ou proches d'elle, comme Henri Massis et Jean de Fabrègues. Vous les voyez déchirés, acculés à choisir entre leur foi et leur patrie. Or, dans l'obéissance, vous ne jugez même pas la sentence de Rome. Vous écrivez une lettre sublime à la Revue Fédéraliste, au secours de ceux devant qui vous vous sentez comptable devant Dieu : "les seuls responsables de cette condamnation qui vient aujourd'hui briser le dernier instrument du salut de la France, ce sont les catholiques qui n'ont pas assez prié pour Charles Maurras. En sacrifiant l'Action Française, nous croyons perdre la dernière chance de la Patrie. Cela n'est rien encore, Notre pensée et notre action se trouvent si étroitement liées à une certaine critique de l'idéologie révolutionnaire, reprise et renouvelée par Maurras, qu'en la reniant nous ne pouvons nous renier à demi". Naturellement, des catholiques s'inquiètent de cette version royaliste de la défense des opprimés, et vous discernez dans cette inquiétude une énorme satisfaction, et une confiance sournoise dans l'alliance avec la modernité politique. Et vous avertissez vos lecteurs : "Une nouvelle invasion moderniste commence. Cent ans de concessions, d'équivoques, ont permis à l'anarchie d'entamer profondément le clergé." Et vous concluez : "Je serai fusillé par des prêtres bolcheviks qui auront le Contrat Social dans la poche et la croix sur la poitrine." Un peu plus tard, vous noterez d'ailleurs, de manière prophétique : "Je crois volontiers que la Société future ne refusera pas à l'Eglise ce fameux droit commun qu'elle continue de réclamer si drôlement au nom des principes condamnés par le Syllabus." Dans tous vos essais, vous dénoncez cette société qui s'organise pratiquement comme si Dieu n'existait pas, avec l'appui notable du "cheptel bigot".
En 1930, vous publiez votre premier essai, une biographie du pétaudieux Drumont qui se tient quelque part entre l’écriture pamphlétaire et l’essai historique et politique : La grande-peur des bien pensants. La république y apparaît comme le régime du déclin français, et comme la forme politique dont le génie consiste à exclure Dieu et son Eglise de la société et des âmes qui y vivent.
Eloigné du militantisme depuis 1919, les feux de l'histoire n'en sont pas moins brûlants, et ils consument votre cœu avide d'adoration. Vous dévoilez à la fin des années trente toutes les lâchetés de la droite, et toute la faiblesse démocratique. Dans un premier temps, vous vous enthousiasmez pour la révolution franquiste ; mais les exactions des phalangistes, avec la complicité du clergé local, vous causent un écœurement complet. En France, vous voyez le mouvement politique où vous aviez mis votre espérance et votre énergie, l'Action Française, dériver dans l'institutionnalisation, le conservatisme et la torpeur. Vous vous en séparez définitivement en 1932, à la suite d'une polémique amère avec vos anciens maîtres. Et vous pensez surtout à la nouvelle génération, à ce groupe de jeunes intellectuels groupés notamment autour de la revue Réaction, à qui vous écrivez cette phrase, au centre de votre écriture politique et romanesque : "la mort nous libèrera demain, mais la vérité peut nous libérer aujourd'hui même". Au milieu des non-conformistes des années trente, vous lancez des avertissements que le recul ne fait que mieux ressortir : "La société où vous allez vivre, dites-vous aux jeunes, ne ressemble pas aux autres," et vous prévoyez la civilisation des machines.
Dans le Journal d'un curé de campagne, qui paraît en 1936, et obtient un immense succès, vous reprenez à Sainte-Thérèse l'expression "Tout est grâce". Mais cette grâce vous est un mystère comme elle l'est à nous-mêmes, qui cherchons dans notre Histoire les mêmes raisons que celles que vous avez cherchées, face au mal, face à la terrible fragilité de la volonté humaine, face au scandale si peu chrétien de l'indifférence et de l'orgueil.
Tout est grâce, mais vos Grands cimetières sous la lune, écrits à Majorque, s'exclament contre le recul de la liberté, contre l'avachissement de la bourgeoisie, contre cette ère du vide, créatrice de tous les totalitarismes, contre ce nihilisme, qui voue les démocraties au radotage et les dictatures au crime. Les élites ont failli. La bourgeoisie a trahi. Les bien pensants ont bêlé avec les autres. Evidemment, avec cette scansion de la rage, vous ne faites plaisir à personne. Ecrivain flibustier, vous appartenez à un autre temps, à un autre espace, voué à l’exil. Certains de vos adversaires ont expliqué vos colères par votre impuissance, comme si rien ne se passait autour. Les Grands cimetières, comme la Grande peur, comme bientôt La France contre les robots, parlent d'héroïsme, de grandeur et d'honneur. Ces seuls mots suffisent encore aujourd'hui à vous disqualifier. Vous êtes du Moyen Age. Profondément, vous êtes un Espagnol, et le sang des mots ne vous fait pas peur. Vous vous en prenez aux imbéciles : "L'idée de grandeur n'a jamais rassuré la conscience des imbéciles. La grandeur est un perpétuel dépassement et les médiocres ne disposent probablement d'aucune image qui leur permette de se représenter son irrésistible élan. Mais l'idée du Progrès leur apporte l'espèce de pain dont ils ont besoin. La grandeur impose de grandes servitudes. Au lieu que le progrès va de lui-même où l'entraîne la masse des expériences accumulées."
En 1938, vous vous installez au Paraguay, puis au Brésil, avec votre famille. En France, vous viviez comme un étranger. A l'étranger, sans le savoir, vous alliez être pour ainsi dire un Français surabondant, moins préoccupé par les conséquences de vos injustices possibles que par le rachat de tous. Au Brésil, vous écrivez successivement Nous autres Français et Les Enfants humiliés. Jusqu'à présent, votre espérance avait été pour ainsi dire sabrée par l'Histoire; il vous en restait des miettes miraculeuses pour affronter le reste de votre existence. Il faut encore l'humiliation de la nouvelle guerre pour vous éprouver un peu plus, à des milliers de kilomètres de votre patrie, parlant et rêvant toujours pour elle, parfois malgré elle, pour continuer de souffrir son histoire comme si vous aviez été sur un front permanent, dans une incroyable proximité avec toutes les victimes, comme un témoin de l'héroïsme et de la sainteté absents. Sur le devant du monde en flammes, face aux abîmes de la folie, vous avez été le proférateur de l’imprononçable Justice.
En octobre 1940, dans l'un de vos articles innombrables, vous définissez clairement votre combat : "M. Philippe Pétain est sorti de l'histoire de France le jour de la capitulation, et il n'y rentrera plus désormais." Et en 1942: "je puis parler du général De Gaulle sans parti pris, avec une entière liberté. Quelles que soient nos prévisions ou nos espérances touchant l'avenir, voilà dix-neuf mois que le général De Gaulle tient l'épée de la France, et nous sommes tous absolument et inébranlablement décidés à ne le laisser humilier par personne". Vos fils, Bernanos, s'engagent dans La France Libre. Bientôt, la Lettre aux Anglais est diffusée clandestinement en Europe. La Résistance vous reconnaît comme l'un de ses inspirateurs. Pourtant, par votre sens prophétique, vous vous trouvez encore au-dessus de ceux que vous défendez; par votre pensée vous vous situez depuis le début de la guerre, après la victoire, et vous vous portez déjà contre les zozos qui s’apprêtent à récupérer le pouvoir. En 1941, vous écrivez : "Mon pays ne supportera pas l'opprobre, et il supportera moins encore la pitié. Mon pays ne se relèvera pas, ne se retrouvera pas après la victoire, il faut qu'il se retrouve avant". Vous évoquez l'idée d'une réconciliation avec le peuple allemand, du morcellement de l'Europe au profit des Russes et des Américains. Dans vos articles, vous combattez comme vous le pouvez pour la paix, mais, infiniment plus difficile, pour la liberté de l'homme. Dès avant la victoire, vous écrivez : "Je n'espère pas beaucoup vivre demain dans un monde libre. Je crains, pour la liberté, une crise terrible qui mettra en péril de mort la Chrétienté Universelle. Le phénomène le plus singulier de la présente guerre en effet c'est que les totalitarismes ne s'y démocratisent nullement, ce sont les démocraties qui s'y totalitarisent."
Ce sont ces nouvelles inquiétudes, ces nouveaux déchirements que l'on retrouve dans les articles écrits entre 1945 et 1948, et rassemblés sous le titre Français si vous saviez. Vous osez toujours de dire l'impossible secret de l'histoire, comme votre curé de campagne cherche à découvrir le secret de la comtesse, ou bien Chantal de Clergerie à dénouer les fils sombre de l'abbé Cénabre. Vous osez par exemple douter de la paix (décembre 1944): "Les politiques n'osent pas avouer qu'après avoir subi la guerre, ils sont déjà résignés à subir aussi la paix, que la guerre et la paix ne sont plus maintenant des œuvres humaines, voulues, par l'homme, mais deux aspects de la même fatalité qui entraîne vers d'autres catastrophes une humanité qui ne veut plus ni le mal, ni le bien, ni la vie, ni la mort, et dont le rêve inavouable, inavoué, serait qu'on inventât pour elle des machines qui la dispensent de penser, de vouloir, de prévoir, des machines si parfaites qu'elle pourrait les caresser comme des femmes, et les adorer comme des dieux."
Malgré vos imprécations sur le toujours même esprit de l'arrière, malgré vos sentences sur les échecs de la République, la France de l'après-guerre va chercher à vous récupérer. En juillet 1945, De Gaulle vous propose de rentrer à Paris, mais l'on vous voit très vite vous retirer dans le Midi. On vous propose pour la troisième fois la Légion d'honneur, on vous offre une ambassade, un ministère, vous refusez tout. La Libération vous a donné un bonheur immense, mais à l'esprit münichois que vous vomissiez correspond maintenant l'esprit de revanche, l'épuration, le marché noir, l'arrivisme politique, le pourrissement des esprits, le retour des institutions et des mœurs de la IIIe République. Cependant on imagine très bien le sourire de votre visage, lorsqu'il a rencontré les lignes d'un autre homme libre, Albert Camus. Celui-ci vous parlait ainsi : "Vous êtes royaliste, disciple de Drumont — qu'importe ! Vous m'êtes plus proche sans comparaison, que mes camarades des milices d'Aragon — ces camarades pourtant que j'aimais". Malgré l'amitié et la prévenance exégétique que vous manifestent des démocrates chrétiens comme Albert Béguin, vous préférez la solitude, déjà dégoûté par les affres de la IVe République, et vous êtes mort sans que personne n'ait jamais pu arracher de vous un seul mot en faveur de la démocratie.
Parce que contrairement à vos contemporains, vous ne vous êtes jamais incliné devant celui que vous avez appelé "Sa Majesté le fait accompli". Vous avez été l’un des seuls en France, à prévoir autant l'ère de la technologie, à cerner autant les mécanismes par lesquels le monde moderne conspire contre toute vie intérieure, contre l'incarnation et contre le pardon, qui sont aussi les centres de gravité de vos romans. Les exégètes qui vous dissèquent aujourd'hui vous robotisent comme la France, dont vous avez si souvent été une voix secrète, exténuée à force d'impuissance. On vénère ainsi le Bernanos romancier, et l'on rejette l'essayiste soi-disant utopique, manière de vous désincarner vous-même, a posteriori, sans que votre poussière ne puisse plus rien contre vos médecins légistes, et comme s’il n’était rien arrivé à la France ni au monde. Vous composeriez de belles engueulades politiques, comme des choses purement extérieures, purement culturelles. On vous a classé successivement à droite, puis à gauche, car vous avez profondément dérangé tout le monde, avec toutes vos prophéties et toute votre rage. On vous en veut toujours d'avoir fait de la politique une question de foi, même quand on n'a plus rien à proposer en échange. On vous enferme alors dans la littérature, sorte d'expédient pour vous arrêter, pour vous maîtriser après votre vie, car, même mort depuis plus de cinquante ans, Bernanos, vous ne cessez de remuer outre-tombe et de sortir de vos gonds. Probablement, votre force ne venait pas de vous-même, mais votre œuvre a ajouté à cette force.
- A nous deux, maintenant ? Mais Dieu, le Dieu qui vous a répondu, que vous priiez tout au long de votre vie, n’était pas seulement le Deus Sabbaoth, celui du Dies Irae et du Déluge ; il avait la douceur que vous donniez parfois à vos personnages, aux arbres enracinés dans vos romans. Il avait la voix du petit enfant, pauvre des pauvres, que les Chrétiens fêtent à Noël, et que des rois vinrent adorer.